Lapèsòn : Une poétique du créole haïtien
Par Mardochée Gay, Étudiant en psychologie à la FASCH-UEH, Écrivain - Poète, Éditeur
En novembre 2024, la littérature haïtienne a accueilli une merveille poétique. Son titre : Lapèsòn. Publié chez les éditions Flèche Rose, son auteur Christopher Pierre a su proposer une poésie qui s'écoute autant qu'elle se lit. Un vrai régal. Si les principales fonctions de la poésie sont articulées autour des verbes exprimer, dénoncer, révéler, inventer et guider, ne devrait-on pas proposer une énième fonction : se divertir ? Lapèsòn a peut-être une réponse. Bon ! Voyons.
Pour saisir la richesse poétique de ce premier recueil de poèmes de Christopher Pierre, il faut d'abord tenir compte de la langue dans laquelle sont écrits les textes : le créole haïtien. Cette langue est un miroir qui laisse entrevoir les reflets de l'homme haïtien ainsi que les fêlures de son âme, brisée par un passé colonial brutal. À travers Lapèsòn, chaque jeu de mots, chaque image, chaque vers porte des particules d’énergies cosmiques qui font vibrer les entrailles. De la pointe des orteils jusqu'à la racine des cheveux.
Le créole est une langue de résistance, de combat, qui porte toute une mémoire collective. En effet, sa musicalité offre une vision du monde unique. Entre oralité et écriture, entre répétitions et refrains, Christopher nous a servi un repas qui fait du bien aux sens.
Kiyès Lapèsòn ye ? C'est une question que l'auteur a probablement rencontrée à chacune des rencontres littéraires auxquelles il a participé. Qui est-elle ? Qui est-il ? On se rend compte que Lapèsòn peut être quelqu’un qui rend plus douce la vie de ses semblables ou quelqu’un de toxique. Lapèsòn peut être quelqu'un a hâte de jouir de la vie ou quelqu'un qui voit du malheur en tout. Lapèsòn peut être quelqu’un qui cherche sa voie, qui apprend à supporter la vie, à l’apprécier tout de même avec ses bons et ses mauvais jours. Lapèsòn peut être ce quelqu’un qui vit intensément dans la plus grande tendresse ou ce quelqu’un qui souffre, qui s’en fout quand on lui dit de s’engager pour sa communauté. Lapèsòn peut être quelqu’un qui a le sens de l’autre ou quelqu’un qui veut le beurre et l’argent du beurre. Lapèsòn peut-être toi. Moi. Tout le monde. C’est sans nul doute un archétype de l’humanité.
Lisons ces somptueux vers :
M s on moso moun ak yon moso kè
K ap chache moso m nan ou
M s on moso nanm, yon bout souf
K ap bouske souf ou
Ou encore :
Ou fè m anvi viv pi lontan pase sa m te espere.
On retrouve dans la poétique de Christopher un amour qui élève, à travers lequel l’autre peut se réaliser, s’accomplir et vivre dans la plénitude. L’étudiant en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines a su poétiser ce désir comme un chemin vers l’infini, à travers une œuvre qui peut se lire avec le même appétit à n’importe quelle page. Chez lui, le corps de la femme est source d’extase. Cela dit, le sentiment amoureux chez ce poète se rapproche d’une citation de Spinoza formulée en ces termes : « L’amour est la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. »
Au-delà de son désir de défendre et d’illustrer le créole haïtien, d’être un chantre de l’amour, Lapèsòn est une œuvre de son époque. Il est vrai que sa lecture est garante de moments de qualité, d’expérience optimale, mais il est aussi vrai que c’est une poésie qui épouse le chaos de la capitale haïtienne. C’est une poésie entre cris, désillusion, projets de vie en mille morceaux et rêves planqués dans des territoires perdus. Au-delà de la dimension esthétique de Lapèsòn, cette oeuvre littéraire propose une réflexion sur la situation chaotique que traverse Haïti. Ainsi, sous sa plume, il est écrit avec amertume :
« Pòtoprens se yon manje ranje. »
Christopher se laisse bien imprégner par cette déclaration de Sartre en 1945 : « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. »Le poète a tout fait pour ne pas laisser étouffer son éloquence.
Par ailleurs, Normand Baillargeon eut à déclarer : « Il faut cent rimailleurs pour faire un auteur de poèmes. Et il faut bien encore des recueils de poésie pour trouver un poète. Mais alors, justement, quand on en a un, on devrait savoir combien c’est bien précieux, indispensable et salutaire. » Néanmoins, Lapèsòn, cette pépite poétique, a suffi pour trouver le poète en Christopher.
C’est peut-être cela, le vrai pouvoir de Lapèsòn : éclairer. Christopher Pierre l’affirme avec sincérité lorsqu’on l’interroge sur la portée de la poésie : « C'est une évidence que la poésie est cette puissance qui pénètre l'impénétrable… Elle console. Elle divertit. Elle redonne vie… pour dire mieux : elle illumine la vie. » Et c’est justement ce qu’il a fait dans ce recueil : illuminer notre langue, notre histoire, nos ressentis. Puisque cette œuvre lui a permis de franchir le seuil de l’immortalité, clamons à l’unisson : Longue vie au Poète !
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